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18 mars 2010

Céline est une merveille antique et mythologique, un kaléidoscope de figures féminines.

Roman de Françoise Lefèvre. Livre lu et prêté par Clara.

Céline Rabouillot est garde-barrière. Mais pour tout le monde, avant tout, elle est grosse. Trop grosse. "Tu as vu la grosse?" (p. 9) Cent kilos qui dérangent. Son histoire, sa jeunesse à l'Est, son amour pour un vagabond, son enfant disparu, tout le monde s'en moque. Mais la médisance des autres ne l'atteint pas. Digne et royale, elle déborde de joie et d'amour. Elle comprend les enfants, sait se faire aimer d'eux. Elle est l'amie d'Anatolis, un vieillard malade qui lui répète "Tu es ma lumière" (p. 31) Généreuse au-delà du raisonnable et du possible, "[elle est] belle, lumineuse, à cause de cet amour qu'[elle] porte comme une boule de foudre à la place du coeur." (p. 19)

Poignante histoire! Le rejet que subit Céline est violent et sale. Il colle aux mots. Mais, majestueuse et hors norme, Céline est une merveille antique et mythologique, un kaléidoscope de figures féminines. Céline, c'est la femme du Déjeûner sur l'herbe, c'est Léda, c'est La Laitière de Vermeer, c'est un modèle de Courbet. Céline, c'est Marie-Madeleine, rejetée, jugée, lapidée de mots, mais si généreuse devant ses détracteurs. Céline, privée de son enfant, est une mère incarnée, une Vénus callypige faite pour l'amour. Céline attend le retour de son vagabond, les retrouvailles qui la feront enfin femme aux yeux des autres. Céline rêve de Roland de Roncevaux, d'un chevalier preux qui la sauverait de sa solitude.

Légèrement décontenancée par l'absence de majuscule sur le premier paragraphe du livre, j'ai toutefois apprécié de plonger immédiatement dans le texte. La dédicace à René Guy Cadou et à sa femme Hélène est joliment reprise au sein du texte, par un hommage que le personnage fait au poète.

Le texte est poétique, touchant, mais trop court. Ou peut-être trop long, puisque l'on assiste à la pitoyable chute de cette femme sublime, à la déchéance ultime d'une figure dont personne ne veut. J'aurais préféré en savoir un peu moins, finir sur l'image chaude de Céline qui étend son linge en rêvant de voiliers, ne pas participer au lynchage culturel et stéréotypé de cette femme inadaptée. Mais je garderai de cette lecture un beau souvenir. Et je conseille le texte de Françoise Lefèvre aux amoureux des femmes, des vraies.

Encore un grand merci à Clara qui a fait voyager ce livre jusqu'à moi.

Christian Bourgois

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17 mars 2010

Quand "le soleil de la Russie " s'éteint

Texte de Vladimir Pozner.

Au terme de son existence, Léon Tolstoï fuit son domaine d'Iasnaïa Poliana, quitte sa famille et "sa femme, surtout sa femme" (p. 24). Accompagné de sa fille Alexandra, il prend le train. Mais rattrapé par la maladie et la vieillesse, il doit faire halte en gare d'Astapovo, un bourg de cheminots, qui, pendant quelques jours, "devint la capitale de la Russie." (p. 11) Les journaux du pays entier envoient sur place des correspondants. La mort du plus grand auteur russe est suivie minute après minute. Les dépêches, les télégrammes, les témoignages des journalistes et des proches, les bulletins de santé émis par les nombreux médecins retracent l'agonie de l'écrivain.

Un avis au lecteur explique la facture du texte: la compilation des dépêches émises pendant cette tragique semaine est couplée avec des extraits des journaux intimes des époux Tolstoï, des morceaux de correspondance personnelle et des témoignages d'amis et de proches. Entre la nature brute des faits et l'impuissance révélée par les bilans médicaux, l'amour et la haine, l'exaltation et l'indifférence se disputent la vérité sur les quarante-huit ans de mariage du couple Tolstoï.

Fait étrange: le récit s'ouvre sur une liste des personnages, comme si le texte était une fiction. Y figurent toute la famille Tolstoï, les amis, les médecins, les journalistes, les employés du chemin de fer et du télégraphe, les autorités civiles, militaires et religieuses. Si ce texte n'est pas un roman, il y a toutefois une entité qui a la puissance d'un personnage, le télégraphe: "Le télégraphe [...] sera bref et précis. Il sera mortellement éloquent et tragique. Malgré l'absence de points d'exclamation. Malgré les journalistes." (p. 28) Le narrateur de cette histoire, c'est un peu lui, c'est surtout lui.

Le récit a des allures de roman-feuilleton. Le lecteur, et les lecteurs des journaux de l'époque, comme La Parole russe, attendent la suite des évènements. De dépêches en communiqués, l'agonie de Tolstoï est pleine de rebondissements: poussées de fièvre, faiblesses respiratoires, sommeil agité, etc. Mais l'émotion, que l'on croirait impossible en raison de la forme journalistique et factuelle du texte, "des faits, rien de que faits" (p. 42), explose à chaque ligne. J'ai revêcu la mort de l'écrivain, minute par minute, pendue aux lignes comme on peut être pendu à la radio ou à la télé devant une catastrophe imminente.

Au seuil de la mort, Léon Tolstoï déchaîne encore les passions. Celui qu'on appelle "le soleil de la Russie" (p. 42) est un héros populaire dont les dernières heures soulèvent des vagues d'émotion diverses dans le pays entier. Ses disciples et admirateurs envoient des messages de soutien, des recettes de grand-mère, des paroles de réconfort, des prières. "Parmi les cheminots, plusieurs n'ont jamais rien lu de Tolstoï. Ils savent simplement qu'il défend le peuple." (p.84) Le clergé est bien moins tendre. Tolstoï est une figure de proue suivie par le peuple. Excommunié à cause d'un chapitre de son livre Résurrection, il est "l'ennemi du chrétien, l'ennemi de Dieu" (p. 60) pour l'Eglise orthodoxe russe. Si l'apostat meurt sans se confesser, sans revenir dans le giron de l'Eglise, les autorités religieuses craignent un soulèvement populaire suivi d'un rejet de son pouvoir.

Tout le monde veut un morceau de cette mort qui devient en quelques heures un évènement national. La petite bourgade d'Astapovo s'organise et s'équipe pour accueillir la masse de journalistes. Les frères Pathé dépêche un photographe pour obtenir des clichés du lieu, de la famille et, si possible, du mourant. Le texte de Vladimir Pozner est un témoignage incroyablement précis, paru en 1935. L'effervescence qui entoure les derniers jours de l'auteur me rappelle la folie médiatique qui a régné autour de la mort de Mickael Jackson et de sa famille en 2009. Le King of Pop n'a rien inventé. Les journalistes acharnés du début du siècle avaient déjà tout des paparazzi.

La première de couverture est un détail de la toile d'Ilya Repine intitulée Léon Tolstoï se reposant dans la forêt. La sérénité chaude qui se dégage de l'oeuvre contraste étrangement avec l'affolement glacial du texte. Je ferme ce livre avec émotion et recueillement. Aucun point de comparaison avec le texte d'Elisabeth Jacquet, Anna Karénine c'est moi, que j'avais trouvé poussif et grossier.

Un mot sur l'auteur pour finir. Vladimir Pozner est un écrivain russe francophone connu pour ses engagements politiques. Antifasciste, impliqué dans la libération d'intellectuels républicains espagnols, il produit des textes brûlants sur l'actualité politique: l'extermination des Juifs, la guerre d'Algérie, etc. Quand on connait les théories sociales de Léon Tolstoï, son attachement pour le peuple, sa volonté de trouver une société plus juste et son goût pour la simplicité, je trouve que Pozner était l'auteur qu'il fallait pour retracer l'agonie du patriarche.

20,30
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16 mars 2010

Le sentiment d'une mort imminente

Roman de Nick Cave.

Après le suicide de Libby, son épouse, Bunny Monro est à la dérive. Vendeur au porte-à-porte de produits de beauté, il part avec son fils, Bunny Junior, sur les routes du sud de l'Angleterre, avec sa valise d'échantillons et le sentiment de sa mort imminente. Aiguillonné par un désir sexuel permanent, il enchaîne les relations de quelques instants, entre deux gorgées d'alcool et une bouffée de Lambert & Butler. Bunny Junior attend son père toute la journée, sur le siège passager, son encyclopédie sur les genoux. Du père ou du fils, on ne sait plus qui soutient l'autre.

Avant tout, je précise que, si j'ai acheté ce livre, c'est exclusivement pour la bouille de lapin en peluche qui figure sur la première de couverture. Pour ceux qui l'ignorent, je fonds comme une glace au soleil à la vue d'un lapin... Je n'ai appris qu'après, bien après, que Nick Cave est un chanteur réputé aux diverses casquettes artistiques. Voilà pour les circonstances d'arrivée de ce livre entre mes mains.

Comme le dit le titre, on assiste aux derniers moments de Bunny Monro. Dès le début du texte, le personnage a le sentiment de sa mort imminente. Moi, j'ai eu le sentiment d'un homme qui brûle la chandelle par les deux bouts, qui scie la branche sur laquelle il est assis, qui joue ses dernières cartes. J'ai eu des difficultés à éprouver de la sympathie pour cette épave rongée par ses vices, pour ce père inattentif et maladroit, pour ce vendeur baratineur et tripoteur.

Après quelques pages seulement, j'étais déjà lassée par l'abondance des termes grivois, des scènes obsènes et des situations vulgaires. Le personnage principal éprouve une fascination visuelle obsédante pour le sexe féminin, dont il convoque l'image à tout moment. Pour lui, il semble n'y avoir que ça, comme un retour perpétuel et inévitable à un point d'origine. J'ai fini par avoir constamment en mémoire la toile de Gustave Courbet, L'origine du monde.

Outre l'addiction morbide au tabac et à l'alcool, Bunny Monro prête incessamment à ses fantasmes les traits d'icônes féminines, tout particulièrement des chanteuses pop. Défilent page après page Madonna, Britney Spears, Beyoncé, Avril Lavigne, Kylie Minogue et son mythique minishort lamé or, au son tonitruant de son Spinning Around, tube qui déborde vulgairement de l'auto-radio. Aucune finesse nulle part, les relations physiques selon Bunny Monro le chaud lapin ne sont que des coïts précipités ou des satisfactions solitaires.

Une autre agression filtre au travers des lignes, une agression visuelle par les couleurs. Il y a le jaune canari de la Fiat Punto que conduit Bunny, le jaune canari de sa chemise favorite, le jaune canari de la porte d'entrée de l'appartement. L'éblouissante couleur dégouline partout comme dégouline le rouge sang du nez démoli de Bunny, le rouge sang du ketchup qui coule des sandwich, le rouge sang des vêtements de ceux que croisent Bunny. Les couleurs finissent par n'être que des tâches qui se mélangent sur la palette brisée de Bunny.

Bunny Junior est un personnage dont j'ai peiné à comprendre la place. Il souffre de blépharite et dissimule ses yeux irrités derrière des lunettes noires. Petit génie à la mémoire fabuleuse, il ne lâche pas l'encyclopédie que lui a offert sa maman. Au fil de mots comme "mante religieuse" ou "copulation", il tente de comprendre son père. Bunny Junior "est le passager d'un avion, et là, il vient d'entrer dans le cockpit pour réaliser que le pilote aux manettes est ivre mort et qu'il n'y a strictement personne pour piloter l'avion." (p. 266) Trimballé comme un paquet encombrant dont on peut se débarasser, même en se faisant tout petit, il gêne. Détenteur d'une vérité que son père refuse d'entendre, Bunny Junior sait, confusément mais implacablement, ce qui va advenir de son père. Petit devin solitaire, aux limites de la cécité physique, assailli de visions trompeuses de sa mère, c'est lui qui conduit son papa sur son dernier chemin. C'est le fils qui tue le père pour devenir un homme, pour devenir le nouveau Bunny Munro.

Les maladresses de narration, miroir grossissant du malaise grandissant de Bunny Munro, n'ont pas su m'émouvoir. J'ai fermé le livre agacée par les artifices utilisés par l'auteur pour décrire les délires, les mensonges, agacée par les descriptions avides et baveuses des corps féminins, agacée par les balbutiements orduriers du personnage. Le dernier chapitre est grotesque. L'auteur a voulu en faire un final sublime et flamboyant, je n'y ai vu qu'un défilé de monstres caricaturaux: la belle-mère antipathique, l'homosexuelle bagarreuse, les femmes au foyer délaissées, les lolitas inconscientes, etc.

Je ne garderai pas de cette lecture un souvenir pénétrant. Ma petite-soeur, celle-là même qui m'a dit "Comment, tu ne connais pas Nick Cave? Mais il est génial!!!", a hâte de le lire. J'ai hâte d'entendre son avis enthousiaste...

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11 mars 2010

1001 merveilles

Recueil de nouvelles de Marguerite Yourcenar.

Comment Wang-Fô fut sauvé - Wang-Fô, accompagné de son disciple Ling, sillonne les routes du royaume de Han. Arrêté par le Fils du Ciel, empereur tout puissant, il est accusé d'avoir mystifié la réalité en peignant des toiles d'une beauté telle qu'elle a illusionné le monarque et l'a rendu amer, avide de ce qu'il ne pourrait jamais voir ni avoir. Pour se sauver de la condamnation à mort qui pèse sur ses vieilles épaules, Wang-Fô doit faire de la peinture le plus puissant des charmes.

Première nouvelle du recueil, ce récit m'a toujours fait frissonner. Je doute toutefois que ce soit un texte accessible à des élèves de primaire. La langue est riche, savamment tournée et ornementée, ciselée comme une chinoiserie. Mais le message est intéressant à travailler pour éveiller la sensibilité artistique des jeunes enfants. La question de savoir si l'art est menteur est finement posée. L'empereur déplore la laideur et l'inachevé de l'univers: "le monde n'est qu'un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes." (p. 21) Ou alors, si l'art n'est pas menteur, est-ce lui qui crée le monde? Qui doit son existence à l'autre? L'art est-il au service de la réalité, ou est-ce le contraire?

Le sourire de Marko - Marko Kraliévitch, un chrétien en guerre contre la domination islamique dans le Monténégro antique, est soumis aux pires tortures. La seule qui manque de le faire plier est la plus douce des douleurs, le désir.

Le lait de la mort - A Raguse, trois frères tentent d'ériger une tour pour surveiller et prévenir les invasions barbares. Mais l'édifice s'effondre sans cesse. Il leur faut offrir aux pierres un corps vivant qui les soutiendra jusqu'au jugement dernier. Les trois frères décident de laisser le sort choisir laquelle de leurs épouses sera la sacrifiée. C'est la meilleure d'entre elles que le destin désigne. Mais la mort ne peut rien contre l'amour d'une mère et le lait coule d'outre-tombe.

Le dernier amour du prince Genghi - Genghi le resplendissant, au soir de sa vie, quitte son palais pour un ermitage dans la montagne. Lassé des apparats de la cour, il se recueille à la lecture des Écritures. Une concubine oubliée, la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent, va retrouver son amant et devient la dernière de ses compagnes. Mais les souvenirs de Genghi sont incomplets, et il ne reconnaît pas son dernier amour.

L'homme qui a aimé les Néreides - Panegyotis, un jeune homme promis à un riche avenir, s'est laissé charmer par les Néreides. La raison lui a échappé après l'éblouissement charnel que lui ont procuré les étreintes magiques de ces crétaures enchantées.

Notre-Dame-des-Hirondelles - L'anachorète Thérapion s'est établi sur les rives du Céphise. Il lutte contre les pratiques païennes des habitants. Les principales victimes de sa rage chrétienne sont les nymphes. Il les accule à la montagne, les privant de leurs repaires naturels et des offrandes des paysans. Recluses dans une grotte, elles n'osent traverser la chapelle que Thérapion a construite à flan de montagne. Une étrange visite dévoile au zélé moine la nature céleste des nymphes.

La veuve Aphrodissia - Aphrodissia, la veuve du pope assassiné par Kostis le Rouge, a plus d'un secret à dissimuler. Sa liaison coupable, ses trahisons envers son époux et son village, sa peur de la solitude sont autant de vérités inavouables qu'elle emportera dans l'au-delà.

Kâli décapitée - Kâli, pur joyau du ciel d'Indra, est décapitée d'un jet de foudre par des dieux jaloux. Contrits, ses assassins retrouvent sa tête et la déposent sur un corps qu'ils croient être le sien. Hélas, l'esprit de Kâli est désormais posé sur le corps souillé d'une femme sans vertu. Sur son passage, mort et désolation vont de pair avec éblouissement sensuel et terreur divine.

La fin de Marko Kraliévitch - Le héros chrétien trouve la mort dans un singulier combat face à un vieillard inébranlable.

La tristesse de Cornélius Berg - Ancien disciple de Rembrandt, connu pour son talent de portraitiste et de peintre paysagiste, Cornélius Berg n'est plus qu'un vieillard rongé par l'alcool, les souvenirs et les regrets. Son talent s'est envolé, et une certitude s'impose, "Dieu est le peintre de l'univers." (p. 142) Que peut l'homme face à une telle évidence?

Ce recueil enferme des trésors de poésie. L'auteure alimente des mythologies millénaires avec des textes dignes des plus belles légendes du monde. Des rives de la Méditerrannée aux conterforts des Balkans, l'Orient est un vaste continent chatoyant comme une étoffe damassée, brillant comme les huiles précieuses qui dorent les corps des femmes. A chaque page, il fait chaud, les odeurs lourdes des épices se déploient sous les ramures des oliviers et des cyprès.

Antoine De Saint-Exupery

Gallimard Jeunesse

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10 mars 2010

Le Petit Prince, l'étoile du berger qui guide le navigateur égaré

Roman et illustrations d'Antoine de Saint-Exupéry. Lecture commune avec Cynthia.

Après une avarie, un aviateur se croit perdu en plein Sahara. Sa surprise est grande quand un petit garçon à l'écharpe dorée l'interpelle et lui demande: "S'il vous plaît, ... dessine-moi un mouton." (p. 11) Ce Petit Prince vient de l'astéroïde B612 et il a exploré l'univers en s'arrêtant sur différentes planètes. Après sa visite sur la planète du roi, du vaniteux, de l'ivrogne, du businessman, de l'allumeur de réverbères et du géographe, il est arrivé sur Terre. Il y apprivoise le renard et découvre les douleurs de l'attachement: "Si tu m'apprivoises nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde." (p. 68) Nostalgique des couchers de soleil qu'il admirait sur sa petite planète et nostalgique de son amie, une rose vaniteuse mais pleine de tendresse, le Petit Prince doit quitter l'aviateur. Et ce dernier explique les raison de cet émouvant récit: "Si j'essaie ici de le décrire, c'est afin de ne pas l'oublier. C'est triste d'oublier un ami." (p. 20)

Qu'il est difficile de dire quelque chose de sensé sur ce chef-d'oeuvre. Dédié à un adulte, l'auteur ne cache pas en introduction que son texte est une histoire pour les enfants. Il n'y a qu'avec nos yeux d'enfant que l'on peut aborder cette lecture. Le Petit Prince ne cesse d'être étonné par les comportements adultes, si loin de l'essentiel, de la vérité et de la simplicité.. Inutile et impossible de rationaliser ce texte. Saint-Exupéry le dit lui-même, "[il] n'aime guère prendre le ton d'un moraliste." (p. 24) Le récit n'apprend rien, il raconte une série d'émotions.

Les aquarelles de l'auteur, généreusement disséminées au fil des pages, sont indissociables des mots. Le narrateur déplore de n'avoir pas su convertir son envie de dessiner en talent. Le Petit Prince lui rend justice en reconnaissant l'éléphant dans le boa. Le pouvoir de la plume est double: elle retrace une rencontre, en mots et en lignes. Et la plume crée selon les désirs de chacun: "On ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux." (p. 72) Le mouton dans la boîte, il est exactement ce que l'enfant voulait sans que l'aviateur en ait dessiné une ligne. Le Petit Prince, ce n'est après tout qu'un mirage, mais c'est aussi l'Étoile du berger qui guide le navigateur égaré.