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9 mars 2010

Barcelone protéiforme et dangereuse

Roman de Carlos Ruiz Zafon. Lettre Z de mon Challenge ABC 2010.

Barcelone, années 1920. David Martin fait ses débuts d'écrivain au sein de La Voz de la Industria, un journal pour lequel il rédige un roman-feuilleton intitulé Les mystères de Barcelone. Son succès ne tarde pas et il signe auprès de la maison d'édition Barrido & Escobillas un contrat d'exclusivité. Sous le pseudonyme d'Ignatius B. Samson, il produit une saga sous le titre de La ville des Maudits, romans noirs fourmillants de personnages troubles et d'intrigues rocambolesques. Contacté par un mystérieux éditeur parisien, Andreas Corelli, dont personne ne sait rien, il accepte de lui consacrer une année entière pour rédiger un texte qui changera le visage du monde. "Je vous demande de créer pour moi une religion." (p. 150) De cette consigne, David doit faire un livre, une fable implacable. Le contrat n'est qu'oral, mais David sait qu'il engage plus que sa parole dans cette transaction. Des morts violentes commencent à décimer son entourage. David décide d'enquêter sur son mystérieux commanditaire, sur la villa qu'il loue rue Flassaders et sur Diego Marlasca, l'auteur qui l'y a précédé. Il est déterminé à sauver ceux qu'il aime, Don Pedro Vidal, les Sempere, Cristina et Isabella du pouvoir maléfique du manuscrit sur lequel il s'épuise.

J'avais succombé dès les premières pages au charme de L'ombre du vent (dont j'aurais déjà dû parler ici...). Même résultat pour ce nouveau roman de Carlos Ruiz Zafon. Encore une fois, je me suis laissée emportée dans les ruelles et les dédales de Barcelone. La ville est mouvante, protéiforme, entre sombre passé tortueux et urbanisation fulgurante, sous l'égide de la Sagrada Familia, "en ruine depuis le premier jour." (p. 86). Elle est un viviers ténébreux d'intrigues glauques et de personnages effrayants qui frayent autant avec le crime organisé qu'avec la magie noire.

L'enfance misérable et dégueunillée de David est digne d'un texte de Charles Dickens. Le livre de jeunesse du héros est d'ailleurs Les Grandes Espérances. La villa sinistre dans laquelle il s'établit pour abriter sa fièvre créatrice a tout du manoir lugubre de Miss Havisham, entre dentelles de toiles d'araignée, passages dérobés, pièces condamnées et courants d'air glacés. Des figurent protectrices, Don Pedro Vidal ou le libraire Sempere, ne le laissent jamais seul. Il jouit d'une chance insolente qui le sort de tous les guêpiers où il s'ingénie à mettre les pieds.

Les amours malheureuses de David pour Cristina, la protégée de son mentor, sont un peu agaçantes. Je me suis souvent demandé pourquoi ils hésitaient autant l'un comme l'autre. Mais il faut reconnaître à l'auteur un talent indéniable pour ménager des effets dramatiques. Les morts qui s'enchaînent sont toutes spectaculaires, sanguinolantes et macabres à souhait. Il distille un zeste de terreur, un petit rien de terrifiant qui suffit à vous coller aux pages pour en savoir davantage.

J'ai particulièrement apprécié la figure d'Andreas Corelli, séduisant personnage entouré de noirceur. Pas besoin d'être un génie pour comprendre que l'ange, c'est lui, et que la marionnette dont il se joue est David. Ange peut-être, mais bien loin d'être lumineux. Son nom dévoilé est trompeur: Lucifer est le Porteur de la Lumière (lux pour "lumière" et le verbe fero pour "porter", en latin), mais il est l'ange chassé de l'Eden, celui qui entraîne vers les ténèbres. Et il sait convaincre David de puiser dans ses ténèbres intimes pour en tirer un livre maléfique, il sait flatter la vanité de l'écrivain pour en obtenir ce qu'il désire: "Ca ne vous tente pas de créer une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, pour laquelle ils seraient capables de tuer et de se laisser tuer, de se sacrifier et de se damner, de donner leur âme? Quel plus grand défi pour votre métier que de créer une hsitoire si puissante qu'elle transcende la fiction et se transforme en vérité révélée?" (p. 152) Sa conception de la foi est toute biologique: elle découle d'un besoin naturel et incoercible qu'à l'homme de survivre en couvrant la réalité d'un voile de croyances pour ne pas avoir à en affronter la cruelle apparence.

Le texte livre d'habiles réflexions sur la nature même du récit et les raisons qui font que les lecteurs adhérent aux idées qu'il véhicule. Plus que le fond, c'est la forme qui convertit, la grammaire et la construction du texte. La fable est la première source d'inspiration de David. Il trouve dans les textes d'Eschyle, des frères Grimm ou du Ramayana la trame nécessaire à l'élaboration de son oeuvre. "La littérature, du moins la bonne, est une science, mais elle a besoin du sang de l'art. Comme l'architecture ou la musique" (p. 242)

Le roman de Zafon sent le souffre. Les bas-fonds de Barcelone sont retournés, grattés jusqu'à la corde. Il n'y a pas de portail forgé qui ne dissimule un mensonge, pas de parc qui n'ait été le théâtre d'un épisode violent, pas d'étendue d'eau qui ne cache sous son noir miroir quelque épave gênante. Le Cimetière des livres oubliés refait tout naturellement son apparition, mais il tient moins de place que dans le premier opus de l'auteur, ce qui s'avère dommage. Le lieu, si magique dans le premier roman de Zafon, semble ici n'être qu'un lieu de passage obligé, un recours narratif imposé pour justifier la suite du récit. David y découvre le texte inachevé de Diego Marlasca, Lux aeterna, mais le lieu perd en puissance. Je n'ai pas ressenti ce désir incontrôlable de le visiter, de m'y perdre, bien au contraire, je n'avais qu'une hâte: que David en sorte et continue sa route.

La narration est fluide, je suppose la traduction excellente, même si je déplore les nombreuses et agaçantes coquilles. Les chapitres courts donnent au récit un rythme effréné et affolé qui rend la lecture avide et impatiente. Il ne m'a fallu que deux jours pour dévorer cet envoûtant pavé de 540 pages. Le récit est finement construit par superposition d'intrigues dont chacune a son protagoniste. Elles se rejoignent sur différents niveaux de lecture et le texte est proétiforme, croisement étrange entre enquête policière, roman noir, roman gothique, récit d'initiation, fable du monde et mythologie personnelle. Le jeu de la narration est fermement mené par David, du haut d'une première personne ancrée au fil des pages. Le récit que nous livre David nous parvient de bien loin, de nulle part, comme on le comprend à la fin. Cette fin n'a d'ailleurs d'une fin que sa place dans le texte, car tout montre que le récit n'est que le préambule d'une histoire dont on se saura rien.

Je conseille aux curieux de lire le premier texte de Zafon pour se familiariser avec la plume de l'auteur, et pour prendre toute la mesure des figures qui hantent son second roman.

- junior, des 9/10ans

Jean Muzi

Flammarion

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8 mars 2010

1001 nuits en quelques pages

Contes du monde arabe

Recueil composé par Jean Muzi et illustré par Gérard Franquin.

L'oiseau (Jordanie) - Un homme capture un oiseau. Pour obtenir sa liberté, l'oiseau promet trois vérités, sources de sagesse, à l'homme.

Le roi et le bédouin (Irak) - Un roi tyrannique se fait donner une leçon de sagesse par un bédouin, pauvre voyageur du désert, bien plus riche que lui.

La chatte et le sage (Liban) - Un animal de compagnie réécrit les lois et rétablit la justice.

La Lune (Syrie) - La Lune qui se voulait aussi lumineuse que le soleil...

Azrael (Arabie Saoudite) - L'ange de la mort est incorruptible et insensible aux sacrifices d'une vie de labeur.

La fourmi et la guêpe (Liban) - Sagesse fait face à insouciance, une fable éternelle.

L'aventure de Khalil (Irak) - Un mendiant échappe de peu au gibet, grâce à la puissance et à la pureté de sa foi.

Les deux épouses ( Arabie Saoudite) - Deux épouses veulent éprouver l'attachement que leur porte leur mari.

Sana et le marchand (Jordanie) - Une superbe femme juge l'amour que lui témoigne un pauvre homme à la hauteur de son avarice.

Le pain sec (Palestine) - Faut-il se soumettre pour un morceau de viande ou rester digne pour un morceau de pain?

Le monde (Syrie) - Deux conteurs dissertent sur le visage du monde: échiquier cruel ou charogne puante?

Le vieillard (Yémen) - Les sages paroles d'un vieillard illustrent les actes des hommes de valeur.

L'aiguille (Palestine) - En voulant prouver son amour à Jamila, Majnoune la perd.

La femme du prince (Irak) - L'amour pur d'une gueuse pour un prince peut-il coûter la mort?

La connaissance (Yémen) - Un jeune garçon est épris d'une fée. Pour la rencontrer, il mystifie le plus grand sage du pays et s'approprie en secret tout son savoir, en espérant rencontrer un jour la fée qui lui emplit le coeur depuis toujours.

L'ermite (Yémen) - Une femme d'une grande beauté a fort à faire pour se protéger de la convoitise des hommes et rester fidèle à son époux. Quels que soient ses malheurs, elle reste honnête et généreuse.

Ce sont des contes de quelques lignes, quelques pages, qui se lisent vite. Je les conseille aux enfants curieux d'en connaître un peu plus sur d'autres pays. Il y a des notes très pertinentes et simples qui permettent d'appréhender la culture orientale avec aisance.


Chaque conte est porteur d'une petite morale ou d'une graine de sagesse à méditer. Beaucoup de textes m'ont rappelé les fables renommées de Jean de La Fontaine, et celles moins connues d'Ésope.

Les illustrations, images et frises, sont hélas en noir et blanc, choix éditorial économique je suppose, mais elles sont délicates et travaillées comme les ouvrages architecturaux de ces pays orientaux.

Voilà une lecture rapide et plaisante pour bien commencer la semaine.

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27 février 2010

Des étreintes brutales et immédiates

Roman de James Cain.

Franck Chambers s'arrête à la taverne des Chênes-Jumeaux. Immédiatement, il tombe fou amoureux de Cora, la femme du propriétaire, Nick Papadakis. Franck et Cora deviennent très rapidement amants et décident de se débarasser du mari. Leur premier plan échoue et Nick s'en sort. Décidés à vivre ensemble, ils pensent pouvoir quitter le restaurant et parcourir les routes, mais la vie de vagabond n'est pas faite pour Cora. Leur seule chance d'être ensemble, c'est de tuer Nick. Le plan est simple, parfait, mais les amants criminels ont bien du mal à se tirer des griffes de la justice et de la méfiance.

La bestialité des amants est présente à chaque page. Une morsure, un coup de poing, une bousculade, la relation adultère se résume à des étreintes brutales et immédiates. La rancoeur qui remplace l'amour m'a beaucoup rappelé les sentiments troubles qui réunissent Thérèse Raquin et Laurent.

Le récit est mené par Franck, à la première personne. C'est une confession désabusée et détaillée. Il n'a plus rien à cacher. Il libère sa conscience sans se donner le beau rôle et sans protéger personne.

La préface d'Irène Nemirovski est très belle. J'aime lire des avis d'auteurs sur des écrits d'autres auteurs. Nemirovski ne fait pas une critique académique. Elle ne détaille rien, elle suggère. Elle met en opposition l'oeuvre de James Cain et le roman de Louisa May Alcott, Little Women, ou Les quatre filles du Docteur March en français. Elle déplore particulièrement la mièvrerie du texte d'Alcott et se réjouit de la puissance du roman de Cain.

J'ai hâte de voir une adaptation cinématographique, que ce soit celle de Tay Garnett ou celle de Bob Rafelson. En attendant, je conseille ce livre qui se lit très rapidement.

15,20
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23 février 2010

"J'ai l'impression de m'effacer à leurs yeux, vais-je aussi m'effacer aux miens?" (p. 149)

Roman de Sylvie Germain. Lettre G de mon Challenge ABC 2010.

Une semaine suffit pour qu'Aurélien Szczyszczaj s'estompe et s'efface. Tout commence par "une légère impression d'estompage de sa silhouette, de ses traits" (p. 124), mais rapidement ses collègues, ses amis, sa mère, sa petite amie Clotilde, les passants, plus personne ne le voit, ne le sent ni ne se rappelle de lui. Progressivement, il échappe au monde, aux perceptions, il échappe à lui-même. Son reflet, son odeur et son ombre, les dernières traces de lui s'évanouissent. La panique s'empare de lui: "J'ai l'impression de m'effacer à leurs yeux, vais-je aussi m'effacer aux miens?" (p. 149), mais rien n'y fait, il disparaît dans l'indifférence générale. Subsiste de lui une légère sensation de malaise, à peine plus consistante qu'un courant d'air.

"Hors champ" est un terme utilisé par le septième art pour désigner tout ce qui ne figure pas à l'écran, tout ce qui se trouve en dehors du cadre filmé par la caméra. Et c'est exactement le terme qui s'applique au roman de Sylvie Germain. Que ce soit Aurélien qui sort progressivement de l'image ou Aurélien qui semble surgir dans le cadre comme un diable hors de sa boîte, le hors champ guette le lecteur à chaque page, notamment avec les références artistiques qui entraînent ailleurs le regard et l'attention. L'espace d'un instant, nous aussi lecteurs, nous oublions Aurélien pour regarder L'origine du monde de Gustave Courbet, lire quelques lignes de Robert Grenier, saisir quelques images de La vie de belle de Frank Capra ou quelques notes polyphonique du Harry Lime Theme dans le film Le troisième homme. Les yeux remplis d'ailleurs, nous retrouvons alors Aurélien, un peu plus flou que la minute d'avant.

Hors champ, c'est comme ça que commence l'histoire personnelle d'Aurélien. D'un père qui n'a jamais croisé son chemin, il ne connaît que le récit fantasmé d'une rencontre fulgurante dans un buisson parfumé avec celle qui est devenue sa mère. Son patronyme imprononçable, bien que très rapidement remplacé par celui de son père adoptif, le place dans le monde de l'indicible, du non formulé. Avant même de venir au monde, il en était déjà retranché. Le début du texte m'a fait penser aux premières lignes de La Métamorphose de Franz Kafka. Dès l'ouverture, le personnage sait qu'il a changé, sent que la transformation, en plus d'être inopportune, est inhabituelle.

J'ai été touchée par une réflexion sur la place du lecteur: "Un lecteur, si vraiment il s'engage dans sa lecture, devient un personnage lié au roman qu'il lit puisqu'il entre à son tour dans l'histoire et refait, à sa façon, tout le parcours du texte. Mais ce personnage échappe totalement au pouvoir, à la volonté, à l'imagination de l'auteur du livre dont il n'est pas une "création", mais un invité. Un drôle d'invité, anonyme, venu on ne sait d'où, qui arrive à l'improviste et sort quand ça lui chante de l'espace du livre, sans souci de ponctualité, de la moindre convenance, qui s'y attarde ou le traverse à toute allure, riant, bâillant d'ennui, râlant, applaudissant ou se moquant, selon son humeur, sa sensibilité, ses intérêts. Les grands romans grouillent ainsi d'hôtes anonymes qui fouillent dans les coins, dérobent par-ci par-là une poignée de mots, une ou deux idées quelques images qu'ils utilisent ensuite dans leur vie. [...] Je suis un personnage composite, de plus en plus arlequiné au fur et à mesure que je lis, arpente, explore de nouveaux livres (ou vois de nouveaux films), et qu'au passage je chaparde tel ou tel élément, aussi minime soit-il. Misère qu'un roman où l'on ne trouve rien à voler. [...] Je suis un personnage inconnu, inachevé, en évolution, ou plutôt en altération constante: métamorphose, anamorphose, paramorphose, tératomorphose, hagiomorphose, patamorphose ... un arlequin en expansion et vibrations contenues, un transmutant incognito. Un simple lecteur." (p. 25 et 26) Ne cherchez pas la définition des quatre mots formés autour du terme [morphose], c'est du pur Sylvie Germain!

Le roman dans son ensemble me laisse une impression mitigée. Le malaise d'Aurélien est palpable, mais intelligemment rendu inintelligible par l'usage d'une narration à la troisième personne. Le texte se lit vite et se fait rapidement captivant, mais je n'y ai pas retrouvé le souffle puissant et envoûtant qui m'avait saisie à la lecture du Livre des nuits, de la même auteure. Le texte flirte avec le fantastique et l'allégorique: si Aurélien disparaît physiquement, si son corps perd sa substance, il est clair que cela a avant tout un sens plus profond. Malheureusement, il me semble qu'il manque une marche ou une étape pour accéder pleinement au contenu allégorique. Je n'ai pas réussi à dépasser la surface des choses. Je sors de cette lecture plutôt frustrée, comme si l'essentiel m'avait été soustrait malgré mes efforts pour l'attraper, comme quand on cherche à retrouver un rêve qui persiste à nous échapper.

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21 février 2010

"Anna + Tolstoï + moi = même combat!"

Roman d'Élisabeth Jacquet.

Alice Quester: 42 ans, célibataire, sans enfant, vie sexuelle décomplexée mais frustrée, traiteur à domicile, une soeur (Dorothée: avocate, mariée à Étienne, trois enfants, un avortement traumatisant), un frère (Loïc: activiste altermondialiste), un voison de palier (Laurent, peintre, marié à Agnès, problèmes de couple), un livre de chevet et de tous les instants: Anna Karénine, lu et relu. Elle vit son quotidien au rythme de sa lecture de l'oeuvre de Tolstoï. Tout est sujet à comparaison, tout est un peu "karéninien": la préparation d'un buffet à thème, sa relation avec sa soeur et son frère, son célibat parfois douloureux, les courses dans un supermarché bio, etc.
Neil Larue: bel homme, propriétaire et associé d'une entreprise florissante, une femme (Franca: belle, blonde, distante), un fils (Giovanni: blond, quatre ans), un 4x4 de luxe, impliqué dans un mortel accident de la route, en quête de sens.

Logiquement, ces deux-là devraient se rencontrer.

Premier agacement dû à la forme: l'auteure est fâchée, brouillée, en guerre contre les virgules. Les phrases de plusieurs lignes enchaînent des idées différentes sans ménager un seul point de repos pour les yeux affolés du lecteur assoiffé, en quête éperdue d'un achoppement que serait une virgule salvatrice.

Alice se prend pour Anna, se rêve en Anna. Constamment, elle compare son existence et celle de ses proches aux personnages du texte de Tolstoï. Et même à la vie de Tolstoï. Au-delà d'une identification aux figures du livre, il y a transfert d'existence. Ce que Léon Tolstoï a vécu ressemble à ce que vit un-tel ou une-telle de l'entourage d'Alice. Les trois existences en viennent à se confondre: "Anna + Tolstoï + moi = même combat!" (p. 189)

Les parallèles entre la vie et le roman ou la vie de l'auteur sont construits avec différentes citations: celles de deux éditions d'Anna Karénine, celle de la biographie de Tolstoï par divers auteurs et notamment Henri Troyat - un compatriote -, celles de la correspondance privée de l'auteur et de ses proches, etc. Ici arrive mon deuxième agacement dû à la forme: aucun extrait ne cite clairement sa source, son ouvrage et encore la page! Impossible de faire la différence entre les citations tirées de l'édition Folio de 1972 et celles tirées de l'édition Pléiade de 1951. La traduction n'a donc pas grande importance pour l'auteure. Pas davange de précision pour les bribes de biographies ni pour les critiques sur l'oeuvre de l'auteur. Alleluïa, il y a une bibliographie en page 127, lapidaire, somme toute une simple liste.

Troisième agacement dû la forme: quand l'auteure ne cite pas abusivement des textes qu'elle n'a pas écrit, elle paraphrase éhontément les écrits originaux. On a donc des lignes lapidaires sur la passion qui unit Anna à son amant. Pour quelqu'un qui n'a pas lu Anna Karénine, cela peut être utile pour suivre les comparaisons qu'Alice effectue, mais pour un lecteur averti, cela reste un massacre en bonne et due forme.

Néanmoins, je reconnais l'énorme travail de recherche effectué par l'auteure. Il lui a fallu farfouiller dans le roman et dans les écrits critiques. Mais pourquoi ne pas citer les sources? Pourquoi ne pas les citer? Cela relève probablement d'un parti pris tout à fait raisonné de sa part, mais pourquoi ne le partage-t-elle pas avec ses lecteurs? C'est réellement dommage, car ça donne l'impression d'un texte un peu bâclé. Il est certain que l'adjonction de notes en bas de page ou en fin d'ouvrage est un travail fastidieux, mais cela donne une vraie légitimité au roman, un sérieux indiscutable. En prépa, mes profs m'aurait écharpée si j'avais osé laisser traîner une citation sans référence! (Rectification: ils m'ont écharpée...)

Je déplore un recours quasi systématique à la critique biographique, ou beuvisme, d'après le travail critique de Sainte-Beuve. Il s'agit de relire toute l'oeuvre d'un auteur à la lueur de sa vie, chaque évènement de l'existence de l'écrivain est jugé déterminant dans ses choix littéraires et productions. Ce n'est pas complètement faux, puisqu'il est évident que Tolstoï s'est inspiré de ses proches pour créer les personnages de son roman et des évènements de sa vie pour alimenter son oeuvre. Mais ça ne fait pas tout. Et il est agaçant de voir le personnage d'Alice chercher par tous les moyens à relier telle ligne du texte à tel évènement réel. L'imagination et la part créatrice font quand même beaucoup et tout ne peut pas s'expliquer. Au fil du texte, cette systématisation critique et littéraire est épuisante, parce qu'on perd le fil de l'histoire.

La narration aussi fait perdre haleine. Les premières lignes laissent à penser qu'Alice livre un récit en son nom propre, à l'aide d'une ique et rassurante première personne du singulier. Quelques pages et déjà, c'est l'affolement pour la lectrice rationnelle que je suis: mais qui parle? Alice, oui, par moments, c'est certain. Mais il y a une autre voix, une voix qui parle d'Alice à la troisième personne du singulier. Deux narrateurs, pourquoi pas? Mais pourquoi ne pas dévoiler l'identité du second? Serait-ce Léon Tolstoï, revenu des morts, qui livre sur la vie d'Alice le même genre de considérations qu'elle se permet de faire sur la sienne? Ou Anna Karénine, sortie des limbes, qui fait entendre sa voix sur le "roman" d'Alice Quester? Le narrateur donne une indication, mais cela n'aide pas vraiment: "La couverture du livre qui traîne sur le canapé d'Alice Quester n'a rien à voir avec la mienne, d'une édition plus ancienne: elle représente le tableau d'Ivan Kramskoï, le peintre qui fit également le portrait de Tolstoï au moment où celui-ci écrivait son oeuvre, et peignit ensuite ce portrait en s'inspirant dit-on, du personnage d'Anna." (p. 198) Les deux narrateurs lisent donc Anna Karénine dans deux éditions différentes, ce que le lecteur a pu constater avec les citations du texte original d'après deux versions différentes. Bon, et après? On n'en saura pas plus sur l'identité de la deuxième voix narratrice.

Je suis une lectrice aux yeux fragiles... Je ne supporte pas le changement inutile, surabondant et injustifié de polices d'écriture. Quand une marque apparaît, elle a droit à un traitement de faveur: hop, une autre police! Quelqu'un parle à la radio? Hop, on change de ! C'est fatigant et agaçant quand ça ne justifie pas vraiment un choix littéraire. Le lecteur n'a pas besoin qu'on le prenne par la main et qu'on balise les discours selon leur émetteur. En fait, si, pour ce texte, il en aurait besoin! Impossible d'identifier le second narrateur, mais que d'effets pour signaler qu'Alice écoute la radio ou ouvre un magazine!

Élisabeth Jacquet enchaîne les poncifs et les banalités sur le roman et la comparaison entre littérature et réalité. Il y a des questionnements rhétoriques que mes profs n'auraient pas reniés et qui auraient fait d'admirables et imbuvables sujets de dissertations. L'auteure croit-elle découvrir les rapports entre roman et vie? Entre personnages et existences? Tout cela n'est que portes ouvertes enfoncées et discussions de comptoir...

La quatrième de couverture annonce qu'Alice va "suivre de près [...] cet homme aperçu au volant d'une voiture ou sur les pages people d'un magazine: Neil Larue." Mouais... Les deux zigotos ne se rencontrent qu'en page 310, alors que le roman se referme page 325. Vous me direz que le roman continue sans nous, et que la trajectoire des personnages est écrite au-delà des mots. Peut-être. Mais il ne faut pas tant annoncer pour donner si peu. Que la rencontre survienne si tard n'est pas ce qui me déplaît: on a appris à connaître Alice et Neil, leurs désirs, leurs névroses, leurs blessures. Mais la quatrième de couverture nous ment, et toutes les pages qui précèdent la rencontre semblent bien longues.

Bref, beaucoup de pourquoi et de questions vaines à la fin de cette lecture. J'ai lu à plusieurs reprises le texte de Léon Tolstoï, le superbe Anna Karénine, sans en faire une référence absolue comme Alice Quester, et j'en garde un poignant souvenir que le texte d'Élisabeth Jacquet n'a pas su faire vibrer. Heureusement, il ne l'a pas non plus ébranlé, et il m'a donné envie de relire l'oeuvre originale. Les iques, parfois, il n'y a que ça de vrai.

Un grand merci à Sandrine qui a fait voyager ce livre jusqu'à moi. Son billet m'avait mis l'eau à la bouche. Dommage que la lecture ne m'ait pas rassasiée.