Sandrine

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Grande lectrice (1,78 m), j'ai fait de ma passion mon métier en devenant formatrice. J'anime aussi débats et tables rondes lors de divers festivals. Et je blogue, pour partager mes enthousiasmes et déceptions littéraires

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10 février 2013

Esquisse d’un pendu ou derniers jours d’un condamné, voici que se dessine « un règne sur le point de finir », celui du codex et de ses artisans. Esquisse est ici un terme bien inapproprié tant est précis et attentif le trait de Michel Jullien, éditeur de livres d’art au civil. Son Esquisse d’un pendu commence et finit à Montfaucon, se plaçant ainsi sous le signe d’une mort annoncée. C’est pourtant avec avidité que se tournent les dernières pages : mais qui donc finira sous les fourches patibulaires ?

Michel Jullien, par quelque miracle dont la littérature actuelle n’est pas si coutumière, nous attache au quotidien de Raoulet d’Orléans, stationnaire de sont état, autant dire copiste, scribe, ou encore écrivain au sens premier, celui qui écrit. En 1375, son commerce sis rue de Boutebrie à Paris paroisse Saint-Séverin, est déjà florissant et il est un des scribes du roi Charles V. Et voilà que ce dernier lui passe deux commandes pour sa bibliothèque personnelle : les "Chroniques de France", histoire des rois, lui y compris, depuis les Francs commanditée jadis par Saint-Louis, et les "Politiques" d’Aristote ouvrage annoté par Nicolas d’Oresme, ou plutôt noyé sous la glose du grand homme.

Il aime les "Chroniques" autant qu’il déteste l’Aristote et va organiser son atelier afin de ne pas avoir à s’en occuper personnellement. C’est qu’il a à son service six scribes laïques, dont son fils, écrivant du matin au soir, tous les jours de l’année sauf le dimanche. En dix ans, il a produit trente exemplaires, dont six bibles, et Raoulet en à souper des bibles : ces Chroniques c’est la vie, l’Histoire en marche. Mais le stationnaire n’est pas le seul artisan travaillant à la naissance d’un livre, il y a le parcheminier avant lui, celui qui fournit les peaux, et après l’enlumineur, le relieur… et voilà même qu’on lui impose un ornemaniste.

Il faut souligner l’originalité de la langue ici à l’œuvre, la richesse du vocabulaire employé, la liberté lexicale du scribe Jullien. Quiconque acceptera de se perdre dans ce foisonnement ne pourra que se réjouir. Alors qu’il n’en est rien, cette langue parvient à se donner un tour médiéval. Non pas au sens d’obscur, comme qui dirait moyenâgeux, mais au contraire jeune et dynamique, comme un français sortant de l’œuf, plein de promesses, de richesses, prêt à toutes les tentatives lexicales. Une langue capable de tout, y compris de donner naissance au roman, un vulgaire bâtard qui engendrera de si beaux enfants.

Mais comme pour que s’épanouisse cette langue vernaculaire il faut que meure le latin, pour que se diffuse le roman il lui faut un nouveau support, inventé à point nommé. Raoulet n’en sait rien, lui écrit encore sur du vélin, fœtus de veau mort-né, même pas du papier, mais dans le Saint-Empire roman germanique, s’agitera bientôt un certain Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg qui signera la fin du strabisme, des torticolis du soir, de l’arthrose, des tassements de lombaires, et autres maux partagés par tous les stationnaires boulonnés à leur lectrin, « le cul assis – deux ans pour une bible ». L’imprimerie relèvera l’artisan, le faisant ouvrier.

"Esquisse d’un pendu" ne se lit pas pour l’intrigue, qui est bien mince quoiqu’efficace. C’est le plaisir de la langue qui prime, auquel s’ajoute celui d’ouvrir une fenêtre sur le XIVe siècle finissant, précisément celle d’un atelier de copistes. Loin des moines qu’on imagine, Michel Jullien décrit par le menu les activités de Raoulet et sa bande, avec une minutie presque obsessionnelle du détail. Les encres, les calames, les horaires, la lumière, tout y passe. Les portraits physiques sont les plus délicieux.

Cette fin du codex résonne bien sûr aujourd’hui comme la fin du livre imprimé. L’analogie se profile mais ne s’impose pas car du codex au livre le support est toujours là, plus accessible, populaire, indépendant. Le texte numérique dépend d’un support (ordinateur, tablette…) et d’une source d’énergie (électricité) pour être utilisable. Il n’est ni convivial ni sensuel. Le corps de Raoulet, modelé par l’écriture, témoigne de l’étroit rapport entre le corps et l’esprit dans l’acte de lire et d’écrire, une implication totale qui relève du cérémonial, voire même du sacré. Qu’on pende les derniers mystiques au nom d’une nouvelle industrie, je ferai le premier pas vers Montfaucon, "Esquisse d’un pendu" en main.

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