Didier J.

Emmanuelle HEIDSIECK

Éditions du Faubourg

15,00
Conseillé par (Les Oiseaux de nuit)
8 décembre 2019

Trop beau pour être vrai.

Ecrire sur la laideur ne surprend personne, Hugo, Shelley, Süskind ou plus près de nous Marc Dugain sont passés par-là. Ecrire sur la beauté, ou plus exactement, dénoncer les effets engendrés par une trop belle esthétique est plus rare, voire très inhabituel. La laideur se moque de la vieillesse qui ne peut rien lui ôter, tandis que la beauté "ça attire tout ce qui peut la détruire".
Dénoncer la souffrance que produit une trop grande beauté serait-il léger, désuet, un brin superflu? Non, pas avec le court roman d'Emmanuelle Heidsieck, elle sait développer les bons arguments pour porter la détresse de celles et ceux dont le visage attire, séduit, trouble au plus haut point, jusqu'à déclencher la haine souvent, la jalousie toujours.
Cette plastique parfaite fait écho à nos propres insuffisances, d'un coup l'on se sent protégé, satisfait de n'avoir qu'une figure facile, ordinaire, passe-partout.
Ce roman, qui prend parfois l’allure d’un essai de sociologie, évoque la vie tourmentée de Marco Bueli, un ingénieur de trente-six ans qui en est déjà à son troisième licenciement parce que jugé trop beau par ses employeurs, le trouble qu'il provoque auprès de ses collègues devient une nuisance, une gêne au bon fonctionnement de l'entreprise.
Pour Marco Bueli ce troisième licenciement est de trop, il décide de se défendre et d'attaquer en justice pour discrimination liée à son apparence physique la société qui vient de le pousser dehors.
Il se résout à s'inscrire à un stage de thérapie comportementale, avec pour intention de trouver les bons outils, les bons réflexes, les bonnes armes pour gagner son procès. Ils sont une quinzaine de femmes et d’hommes pour suivre ce séminaire, uniquement de la très, très belle gueule y participe, l’un a les traits de Steve McQueen jeune, une autre « le nez de Kate Moss, les yeux de Carole Bouquet. » C’est dire !
Le coach a l'accent US, son approche est californienne, on est en cercle, l'on se présente et l'on parle, on déballe en public, on raconte, on témoigne du malheur d'être trop beau. Puis une proposition venue de l'animateur s'installe, se répète, devient consigne : battez-vous, montrez la persécution que vous subissez, portez votre témoignage devant les tribunaux, faites des procès et surtout, gagnez-les !
Par les temps qui courent tout devient objet de plaintes et donc de contestations, dans le roman d'Emmanuel Heidsieck la beauté est une souffrance qui rejoint celle de la laideur d'une époque défaite, d'une société où l'humain devient cible, quelle que soit son apparence. Est-il inexorable que l’esprit du collectif mène fatalement à l’individualisme ? Tout cela ne serait-il pas trop beau pour être vrai ?

Conseillé par (Les Oiseaux de nuit)
1 novembre 2019

"Si je ne pouvais pas vivre en révolté, à quoi bon vivre?"

Ecrit dans les années 60, Et frappe le père à mort, dont le titre est tiré d'une réplique d'une oeuvre dramatique de Shakespeare, commence à Londres durant la Seconde Guerre mondiale et se poursuit dans l'immédiat après-guerre. Les bombes tombent sur la ville, c'est l'époque des tickets de rationnement et de l'enrôlement obligatoire dès 18 ans.
Jeremy a 16 ans et un rêve tenace, devenir musicien de jazz. Son père, professeur de langues anciennes a d'autres ambitions pour lui, et la musique, qu'elle soit classique ou moderne n'est pas au programme.
Jeremy lassé des disputes qu'il a avec son père, rongé par l'intolérance de celui-ci décide de fuguer et va se réfugier dans les pubs londoniens.
il survit grâce à sa passion de jouer du jazz, jouer du piano, emporté, fasciné par le clavier et ses quatre-vingt-huit touches noires et blanches.
Et frappe le père à mort est le roman de la colère, de la rage, de la révolte et de la détermination. C'est aussi le roman de la défiance des pouvoirs, de tous les pouvoirs, à commencer par celui du père, puis celui des autorités institutionnelles, puisque Jeremy refusera de faire son service militaire, ce qui à l'époque valait l'emprisonnement.
Cependant ce roman de John Wain ne se résume pas qu'à une opposition frontale entre un père et son fils: " Si chaque génération semble toujours perdue aux yeux de la précédente, une trêve est possible quand les pères et les fils reconnaissent qu'ils portent en eux un peu de la souffrance de l'autre."
Puis c'est la grande époque du jazz, le rythme qu'il apporte fait oublier le quotidien de la guerre et des privations. C'est de tout ceci dont est fait ce Et frappe ton père à mort. Sans oublier la bouleversante rencontre entre Jeremy et Percy, un jazzman noir américain, qui saura apporter à Jeremy la créativité, la technique et l'improvisation pour dérouler les lignes mélodiques des morceaux qu'ils joueront ensemble:" Percy a jeté un coup d’œil rapide autour de lui, comme pour se mesurer à nous une dernière fois. Puis il est parti, exactement en rythme. Je me souviens encore des premières notes qu'il a émises. Je m'en souviendrai jusqu'au jour de ma mort. Il jouait sur un ton incisif, avec une précision extraordinaire, et sa technique consistait à attaquer, attaquer, attaquer tout le temps. J'ai compris tout de suite pourquoi i préférait le trombones à pistons au trombone à coulisse ordinaire, parce que ça lui permettait d'avoir un jeu plus mobile et plus percutant...Chaque phrase était pour nous une source nouvelle d'inspiration, une porte qui s'ouvrait sur un monde dont nous ne soupçonnions pas encore l'existence. "

20,00
Conseillé par (Les Oiseaux de nuit)
2 septembre 2019

La tentation du sublime.

Il y a dans la construction du livre une ambiguïté narrative, une sorte d’écho, des scènes sont rejouées, ou plus exactement réécrites, vues sous un autre angle mais inchangées. Cela donne au roman une dimension angoissante, un vertige, ça tangue.
L’auteur aurait pu aussi appeler son livre L’abîme ou une insondable déception.
Dans La tentation des passages de la bible, notamment de l’Apocalypse, apparaissent. Cela apporte une dimension religieuse non négligeable au roman.

il y a un passage qui hante, on le lit une première fois avec le cerf puis, avec les mêmes mots, dans une scène quasiment identique, avec le chien: « …il fallait que cette ordure n’ait rien d’autre à faire dans son existence pour vouloir détruire tout ce qui vivait et respirait ici la senteur de la neige, de l’automne et des épineux, pour s’en prendre de la sorte à son griffon qui traînait son bassin détruit sans même gémir, le regard fixé sur François, exprimant plus que de la souffrance, une sorte d’incompréhension et, il en était certain, une insondable déception, maculant, dans sa reptation, la neige de l’écume carminée de son sang qui fumait dans l’air froid. »

Quant à la fin du livre qui tient du western apocalyptique… tout est interprétable. Luc Lang en styliste hors pair nous laisse dans « une blancheur diffuse. » Il ne veut pas finir ce qu’il a commencé. C’est un livre coup de poing.

15,00
Conseillé par (Les Oiseaux de nuit)
24 juin 2019

La terre invisible, un roman qui se situe entre rêve et réalité


On est en suspension. Un bout d’histoire commence et puis s’arrête et reprend, file vers ailleurs.
Des souvenirs d’une mémoire ancienne surgissent, se collent à l’instant présent, une vision d’enfant, des grondements du tonnerre, les éclairs, la petite histoire se précipite alors dans la grande comme une pluie d’orage. C’est la fin de la seconde guerre mondiale, la libération des camps.
Des soldats allemands défilent dans les rues, en vaincus qu’ils sont devenus.
Un photographe veut faire témoignage mais de quoi au juste ? Des fantômes, des regrets, des culpabilités, des fautes des femmes et des hommes civils qui ont laissé faire l’innommable ?
La terre invisible se situe entre rêve et réalité, ce roman nous plonge dans une sorte d’attente hypnagogique, une hallucination qui précéderait ou suivrait immédiatement un sommeil ennuyé par de mauvais rêves.
C’est une terre chargée d’eau, qu’elle vienne du ciel ou d’un fleuve charriant ses morts aux jambes grises.
Ce roman puissant est une esquisse où tout n’est qu’esquive, pour réussir cela il faut un écrivain de la trempe d’Hubert Mingarelli.

Opus 77

Viviane Hamy

19,00
Conseillé par (Les Oiseaux de nuit)
22 juin 2019

Virtuose Alexis Ragougneau!

La première page est ensorcelante, entêtée, celles qui suivent le sont tout autant, elles portent en elles la diablerie, « les effluves parfumées » de la Havanaise de Camille Saint-Saëns.
Opus 77, écrit par une main de maître, est entièrement dédié à la vie d’une famille de musiciens, tous touchés par l’excellence de leur art mais aussi contaminés par celui-ci.
On découvre également, en guillemets, la vie de Dimitri Chostakovitch. L’on va au même rythme qu’il l’a vécue, rapide, tourmentée, incertaine et si souvent dans la peur, la crainte du régime.
Tout est tendu autour d’un grain de folie, d’une note musicale frénétique coincée à jamais au fond d’une pupille.
C’est plus réussi qu’un roman policier, la partition opus 77 du concerto pour violon est magistrale, mille bravos virtuose Alexis Ragougneau !