Jean-Luc F.

http://www.lagrandeoursedieppe.fr/

22,90
Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
18 octobre 2020

Un minutieux travail d'enquête qui se lit comme un roman policier

Dans le très beau "Retour à Lemberg", minutieux travail d'enquête sur quatre destins que réunissait leur lien avec la ville de Lemberg, (aujourd'hui Lviv en Ukraine), pendant la première moitié du XXe siècle, Philippe Sands croisait un personnage qui restait à l'arrière plan, Otto Wächter, officier SS, gouverneur de Cracovie puis de Galicie (la région de Lemberg) pendant l’occupation nazie. « Otto » est cette fois l'objet principal d'un même minutieux travail d'enquête, qui met aussi en scène sa femme Charlotte et un de leur fils, Horst, toujours vivant, avec qui Sands entretient une relation complexe de quasi amitié. Extrêmement documenté (en particulier grâce aux « archives » de Charlotte, lettres, cartes postales, journal), "La filière" se lit presque comme un roman policier, qui nous tient en haleine en suivant pas à pas le destin d'un brillant avocat viennois, nazi de la première heure, responsable de la mort de milliers de Juifs, avant de finir sa vie de façon pitoyable à Rome, dans l'attente d'une possible exfiltration vers l'Argentine. Mais "La filière" aborde aussi, sans en avoir l'air, de grandes questions : celle du mal (comment, issu d'une bourgeoisie riche et cultivée, devient-on un bourreau ?) et celle du secret (de famille en l’occurrence : comment vit-on le fait d'être le fils d'un criminel ?). Se gardant des réponses hâtives, le lent cheminement du livre laisse à chacun d'entre nous la liberté de trouver ses propres réponses.

Jean-Luc

Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
18 septembre 2020

Vif et stimulant

Le monde « post-vérité » dans lequel nous sommes entrés depuis quelques décennies est moins celui du mensonge totalitaire décrit par Orwell, qu'un monde où la vérité n'a plus d'importance. « Nous nous montrons plus enclins à déclarer vraies les idées que nous aimons qu'à aimer les idées vraies, surtout si elles nous déplaisent » nous dit Etienne Klein, qui sait de quoi il parle quand il est question de vérité (il est physicien, directeur de recherche au Commissariat à l'énergie atomique). Il nous faut retrouver nous-dit-il, « le goût du vrai », titre qu'il emprunte à un texte visionnaire de Nietzsche. Faute de quoi «la ruine des sciences, et la rechute dans la barbarie » nous guettent.
Un petit livre vif et stimulant, qui n'hésite pas à citer Coluche aussi bien que Proust, et confirme la qualité et l'urgence de la collection « Tracts ».

Jean-Luc

Roman

Stock

20,90
Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
16 septembre 2020

Eloge de la géopoétique

La Grande Ourse a une tendresse particulière pour Emmanuel Ruben, qui est le premier écrivain que la librairie ait accueilli, peu de temps après son ouverture 2015. Nous l'avions de nouveau reçu pour « Sur la route du Danube », récit d'une odyssée à vélo le long du grand fleuve européen, en même temps que méditation un brin mélancolique sur le devenir de la dite Europe, qui nous avait ébloui.
Avec « Sabre » Emmanuel Ruben revient au roman, ou du moins aux apparences du roman : un narrateur, Samuel Vidouble, qui était déjà présent dans « La ligne des glaces » ; un point de départ à la narration : un sabre, jadis accroché dans la salle à manger des grands parents, et mystérieusement disparu, le soir des obsèques du grand père ; un fil narratif : une enquête sur les traces de ce mystérieux objet, qui nous fait remonter dans l'histoire familiale, jusqu'au XVIIIe siècle, à la Révolution et aux guerres napoléoniennes, autour du personnage d'un hypothétique ancêtre, Victor Vidouble de Saint Pesant, hobereau émigré du dauphinois, errant dans l'Europe du Nord jusqu'à la Prusse orientale et au pays baltes.
Le fil évidemment s'effiloche bien vite, où plutôt se mêle, et s’emmêle, à des fragments autobiographiques, à des réflexions géopolitiques (qui se souvient de l'opération Sabre, menée par l'Armée française au sahel en 2012 ?), à des anecdotes historiques (qui savait que le grand philosophe Emmanuel Kant a donné des cours de géographie à l'Université royale de Koenigsberg ?), à des souvenirs de lectures. « Sabre » affirme la liberté de l'écrivain à s'écarter des chemins tout tracés, et à en inventer d'autres : « J'inventerai donc, dit le narrateur. On invente toujours en racontant, et il faut imaginer beaucoup, mentir énormément, pour qu'elle nous revienne, la prétendue, la sacro-sainte vérité ». Comme tout roman digne de ce nom Sabre invente un monde auquel on finit par croire, le temps de la lecture, et même après, ce qui n'est pas rien.
On voyage beaucoup dans Sabre, on voyage dans l'histoire, on voyage dans la littérature, et, Emmanuel Ruben n'étant pas géographe pour rien, on voyage dans la géographie. Mais, comme il l'avait brillamment développé lors de la rencontre à La Grande Ourse autour de « Sur la route du Danube », à la géographie il faut ajouter une dimension poétique, à la géopolitique opposer une géopoétique. « Sabre » est une démonstration magistrale de géopoétique : délectation de la musicalité des noms de lieux (ah ! la Courlande, ah ! Ultima Thulé), égarement dans des lieux imaginaires, (l'archipel de Taraconta, au milieu de la Baltique, qu'on ne voit que les jours de beau temps), descriptions rêvées de lieux réels, parmi lesquels Dieppe, qu'Emmanuel Ruben connaît bien : Dieppe, son « château de conte de fées, avec des poivrières, des échauguettes(...)», Dieppe émergeant du brouillard « comme si elle était née de la Manche, détachée de la France, cernée de falaises éblouissantes comme des icebergs (...) et le centre de gravité de cette ville, ou sa capitainerie, ce serait l'hôtel Aguado, lequel semble enjamber la mer tel un transbordeur, lorsqu'en venant de la terre on la voit la-bas, la mer, horizon gris suspendu à tout ce gris béton (...) »
On voyage beaucoup dans « Sabre » donc, et comme on le voit, on rêve aussi beaucoup, et ce n'est pas rien. Laissons-nous embarquer !

Jean-Luc

Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
7 septembre 2020

Une journée dans la vie d'une "start up". Vif et enlevé.

Colombe Boncenne nous avait ravis avec son premier roman, « Comme neige », qu'elle était venue présenter à La Grande Ourse lors d'une rencontre mémorable, qui avait fait salle comble, en février 2016. Elle nous ravit à nouveau avec ce deuxième roman, « Vue mer », chronique acide et drôle d'une journée dans la vie d'une « start-up » au nom improbable de « Bouké et Parteneure », qu'on imagine installée dans une tour de bureaux à La Défense (le restaurant où on se retrouve à midi s'appelle « Le resTOURant »). Colombe Boncenne délaisse ici l'intrigue pseudo-policière qui participait au charme de « Comme neige », pour la galerie de portraits, celle des collaborateurs de « Bouké et Parteneure », victimes consentantes d'un système qui les essore sans jamais leur faire perdre leur humanité. Derrière les rôles de cette comédie humaine qu'énumère la quatrième de couverture (« Françoise la gentille secrétaire, Bart le tire-au-flanc, Guy le contestataire, Charlotte la bosseuse, Rita la jeune-et- jolie assistante.. » ) se cachent des personnages attachants, qui rêvent, doutent, enragent, et... craquent, comme Stephan, « co-manager », qui ce matin « n'a pas démarré» (ce n'es pas sa voiture qui n'a as démarré, c'est lui). Chaque chapitre se conclut par de courts (sauf un ) « poèmes d'ascenseur », tantôt poignants, tantôt grinçants, souvent désopilants, sortes de haïkus qui disent mieux que tout le reste la souffrance de chacun, et ajoutent encore au plaisir de lecture de ce petit livre vif et enlevé.

Jean-Luc

Conseillé par (Librairie La Grande Ourse)
3 septembre 2020

Un chef d'oeuvre !

Afficher comme inspiration première d'un roman graphique sur la bombe Hiroshima le film d'Alain Resnais « Hiroshima mon amour », comme le fait dans la postface de l'ouvrage l'un des auteurs de "la Bombe", c'est placer la barre très haut. Alcante, Bollée (pour le scénario) et Rodier (pour le graphisme) relèvent le défi, et "La Bombe", sans vouloir faire de comparaison avec le chef d’œuvre d'Alain Resnais est à beaucoup d'égards également un chef d’œuvre. Extrêmement documenté comme le montre l'importante bibliographie communiquée à la fin du livre, le récit, à rebours de celui du film, s'intéresse moins aux traces, dans tous les sens du terme, qu'a laissée l'explosion de la première bombe atomique sur la ville d'Hiroshima, le 6 août 1945, qu'à la « mécanique », scientifique, technique, politique, militaire, diplomatique, qui a mené à cette catastrophe pour l'humanité tout entière. Les acteurs de cette mécanique sont nombreux, qui ont tous leurs raisons, et que les auteurs ne jugent pas, mais constatent (même si, parmi les scientifiques, ils ne cachent pas la démission morale d'un Fermi, à l'opposé de la conscience aiguë d'un Oppenheimer, sans parler de l'hommage rendu au grand physicien allemand Heisenberg, qui était déjà le personnage principal du beau roman de Jérôme Ferrari, "Le principe"). La mise en images est à la hauteur de ce récit éclaté et foisonnant : précision du trait, expressivité du noir et blanc, qui fait penser parfois dans son aspect granuleux aux images du film d'Alain Resnais, éclatement du cadre de l'image comme métaphore de l'explosion. Les images de l'explosion elle-même, dans les dernières pages, font froid dans le dos. Encore une fois un chef d’œuvre.

Jean-Luc