Mon père est un inconditionnel de la règle en bois, réglementaire. (Réglementaire prend un accent aigu et règlement un accent grave : un quart de faute.) C'est un instrument primitif, inspiré du mètre étalon en platine déposé au Pavillon de Sèvres, taché d'encre noire, rouge ou violette, dont les graduations millimétrées ont pratiquement toutes disparu, et ce sera bientôt le tour des centimètres. On fabrique déjà alors de petites réglettes fantaisie en matière plastique multicolore. Mon père est contre la fantaisie.
Il se trouve que je suis souvent de corvée de gauloises et de timbres chez la buraliste qui en vend, des petites règles fantaisie. C'est une buraliste à l'ancienne avec chignon, lunettes et gilet de laine rose tricoté à la main. Elle trône derrière sa caisse surélevée, vous toise, se prend pour la caissière du Grand Café.
- Et pour toi, mon p'tit, qu'est ce que ce sera ?
- Un paquet de gauloises bleues, deux timbres à dix centimes, trois à cinq et quatre à deux.
- Mais c'est intéressant, ça. Les gauloises sont à cinquante-cinq centimes. Tu vas calculer combien ça fait, ça te fera un petit exercice.
- C'est pas la peine, M'dame. Mon père m'a donné la somme exacte.
Mon père est contre les pourboires. La buraliste prend un air pincé et recompte prudemment. De toute façon, l'exercice, je l'ai déjà fait, si vous pensez que mon père ne me l'avait pas demandé...
Elle se radoucit soudain et prend un air mielleux, un peu niais.
- Ah, mais j'y pense, j'ai reçu vos photos de vacances ! (Elle fait aussi dépôt de pellicules à développer ? il faut les développer, à l'époque.) Il y en a de très bonnes. Tiens, je vais te les donner, tu me les paieras la prochaine fois.
Elle ouvre carrément l'enveloppe et se met à reluquer ma mère en maillot de bain sur la plage, mon père en pêcheur sur le port et surtout mon frère et moi en slips de bains ridicules posant au garde-à-vous. Je hais cette bonne femme. Retenez-moi ou je lui démolis son bureau de tabac ! Pendant qu'elle se penche pour chercher une pochette en papier, je lui pique un paquet de réglettes. Fantaisie. Des jaunes, des rouges et des bleues, retenues par un élastique. (Règle prend un accent grave et réglette un accent aigu : deuxième quart de faute.)
À peine dans la rue, je me demande ce que je vais bien pouvoir en faire. Elles sont nulles. Même pas vingt centimètres. Je les donnerai aux autres pendant la récréation, en leur demandant d'être discrets. Faites des cadeaux aux autres ! Ils commencent à s'exciter et se battent en duel sur les rangs, à la fin de la récré, avec leurs épées multicolores. Déchaînés. Il y en a même qui m'attaquent ? or je n'ai pas d'épée, j'ai tout donné, évidemment. Sur ce, le père Berthaud rétablit la paix des braves d'un simple coup de sifflet.
- Qu'est-ce c'est ?
Gardes du cardinal et mousquetaires du Roi, confondus et unanimes :
- C'est Anatole, M'sieur !
- Bon, vous rentrez en classe dans le silence le plus total : je veux entendre un diptère voler ! Aristide, tu peux me dire ce qu'est un diptère ?
- ... Un hélicoptère ?
- Mon pauvre Aristide, tu t'appelles Aristide, mais tu es loin d'être brillant. Momo, tu ramasses les règles. Anatole, tu restes avec moi.
Garde à vue. Interrogatoire serré. Effondrement du présumé coupable qui passe lamentablement aux aveux.
- Monte chez ta mère !
Le lendemain, je dois rapporter les règles à la buraliste et présenter mes excuses. Mon père se tient à deux pas derrière moi.
- Mais pourquoi as-tu fait ça ? Des règles, ton papa en a autant qu'il veut, avec les fournitures scolaires...
(Ça, ça a dû agacer mon père.)
Pourquoi j'ai fait ça ? Je ne vais pas lui dire : " ? Parce que vous êtes une grosse vache, M'dame. "
J'improvise :
- ... C'est par étourderie.
(Il me semble que mon père a réprimé un sourire.)
De toute façon, on va bientôt changer de buraliste et de dépôt de pellicules. Mon père n'est pas plus bête qu'un autre, il n'a pas beaucoup apprécié le coup des photos de vacances. Il va envoyer une petite lettre bien tapée à la grosse vache, à propos du droit à l'image et tout. Il avait des côtés très en avance sur les nouvelles législations européennes.
Jacques A. Bertrand
J'aime pas les autre
Il se trouve que je suis souvent de corvée de gauloises et de timbres chez la buraliste qui en vend, des petites règles fantaisie. C'est une buraliste à l'ancienne avec chignon, lunettes et gilet de laine rose tricoté à la main. Elle trône derrière sa caisse surélevée, vous toise, se prend pour la caissière du Grand Café.
- Et pour toi, mon p'tit, qu'est ce que ce sera ?
- Un paquet de gauloises bleues, deux timbres à dix centimes, trois à cinq et quatre à deux.
- Mais c'est intéressant, ça. Les gauloises sont à cinquante-cinq centimes. Tu vas calculer combien ça fait, ça te fera un petit exercice.
- C'est pas la peine, M'dame. Mon père m'a donné la somme exacte.
Mon père est contre les pourboires. La buraliste prend un air pincé et recompte prudemment. De toute façon, l'exercice, je l'ai déjà fait, si vous pensez que mon père ne me l'avait pas demandé...
Elle se radoucit soudain et prend un air mielleux, un peu niais.
- Ah, mais j'y pense, j'ai reçu vos photos de vacances ! (Elle fait aussi dépôt de pellicules à développer ? il faut les développer, à l'époque.) Il y en a de très bonnes. Tiens, je vais te les donner, tu me les paieras la prochaine fois.
Elle ouvre carrément l'enveloppe et se met à reluquer ma mère en maillot de bain sur la plage, mon père en pêcheur sur le port et surtout mon frère et moi en slips de bains ridicules posant au garde-à-vous. Je hais cette bonne femme. Retenez-moi ou je lui démolis son bureau de tabac ! Pendant qu'elle se penche pour chercher une pochette en papier, je lui pique un paquet de réglettes. Fantaisie. Des jaunes, des rouges et des bleues, retenues par un élastique. (Règle prend un accent grave et réglette un accent aigu : deuxième quart de faute.)
À peine dans la rue, je me demande ce que je vais bien pouvoir en faire. Elles sont nulles. Même pas vingt centimètres. Je les donnerai aux autres pendant la récréation, en leur demandant d'être discrets. Faites des cadeaux aux autres ! Ils commencent à s'exciter et se battent en duel sur les rangs, à la fin de la récré, avec leurs épées multicolores. Déchaînés. Il y en a même qui m'attaquent ? or je n'ai pas d'épée, j'ai tout donné, évidemment. Sur ce, le père Berthaud rétablit la paix des braves d'un simple coup de sifflet.
- Qu'est-ce c'est ?
Gardes du cardinal et mousquetaires du Roi, confondus et unanimes :
- C'est Anatole, M'sieur !
- Bon, vous rentrez en classe dans le silence le plus total : je veux entendre un diptère voler ! Aristide, tu peux me dire ce qu'est un diptère ?
- ... Un hélicoptère ?
- Mon pauvre Aristide, tu t'appelles Aristide, mais tu es loin d'être brillant. Momo, tu ramasses les règles. Anatole, tu restes avec moi.
Garde à vue. Interrogatoire serré. Effondrement du présumé coupable qui passe lamentablement aux aveux.
- Monte chez ta mère !
Le lendemain, je dois rapporter les règles à la buraliste et présenter mes excuses. Mon père se tient à deux pas derrière moi.
- Mais pourquoi as-tu fait ça ? Des règles, ton papa en a autant qu'il veut, avec les fournitures scolaires...
(Ça, ça a dû agacer mon père.)
Pourquoi j'ai fait ça ? Je ne vais pas lui dire : " ? Parce que vous êtes une grosse vache, M'dame. "
J'improvise :
- ... C'est par étourderie.
(Il me semble que mon père a réprimé un sourire.)
De toute façon, on va bientôt changer de buraliste et de dépôt de pellicules. Mon père n'est pas plus bête qu'un autre, il n'a pas beaucoup apprécié le coup des photos de vacances. Il va envoyer une petite lettre bien tapée à la grosse vache, à propos du droit à l'image et tout. Il avait des côtés très en avance sur les nouvelles législations européennes.
Jacques A. Bertrand
J'aime pas les autre
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