Lettre à Dora
EAN13
2000037019011
Éditeur
Grasset
Date de publication
Dimensions
130 cm
Poids
330 g
Langue
français

Lettre à Dora

Grasset

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I?>Appuyé au parapet du pont, le regard tourné vers la partie du ciel encore claire, vers la courbe du fleuve bordée de façades ocre dont d'invisibles mains à l'approche de la nuit soulevaient les contrevents, il était doux de penser que les eaux du lough Corrib, là-bas, clapotaient noires au pied de la tour. La douceur du crépuscule tyrrhénien était moins douce que la pensée du lough maternel. Des îles avec des sapins faisaient des taches sombres contre le ciel blanc. Les oiseaux tantôt dodinaient comme des barques sur leurs pattes qui pendaient dans la ouate, tantôt s'enfonçaient comme des pieux avec des cris perçants. Des vagues, petites et couronnées d'écume, que le vent poussait de la mer, heurtaient sans trêve le gravier. Couronnées d'écume? Est-ce que l'écume couronne les vagues? Est-ce qu'une chose longue et mouvante comme une vague... Mais surtout, quelle faute d'associer or, brillant, cérémonie, à cette force obscure et sauvage qu'était le lough Corrib, bas, noir, plat, si vif de vagues sous le vent. On pouvait rester debout, au pied de la tour ou sur la plate-forme, tant qu'on n'avait pas le vertige; et alors, en passant les doigts sur la peau sèche et brûlée des joues, on entendait comme une rumeur montée du fond de la terre. Il ne serait plus le premier à crier le retour des saumons.Vagues avec des couronnes. N'arrivait-on jamais qu'à penser comme les autres, à travers les images des autres? Il aurait pu se dire, avec la même imprudence : « Chevauchée du vent. » Il avait failli se le dire, failli penser le vent à cheval. D'un coursier, d'un palefroi. Il aimait les ânes pourtant, il n'aimait point les palefrois. Il aimait que son pays fût un pays d'ânes et de moutons. Les chevaux qu'on croise dans les chemins gras, à l'avant des chariots bâchés de toile verte, ont des sabots lourds et des touffes de poil bâtardes au boulet. Il aimait ce vent du Connemara qui fait de la lande un désert, rapetisse les animaux et les plantes. Mais on ose si peu aimer ce qu'on aime qu'on aime : âne, noir, mat et qu'on pense : brillant, luisant, le vent, ce guerrier épique.Tenait-il à l'argent? Au fond des lieux communs sur l'or, le brillant, les chevaux au poil brillant, à la sueur qui perle comme des gouttes précieuses, comme des perles, fallait-il reconnaître l'obsession de l'argent? Mais lui-même, tenait-il à l'argent? Il avait à peine demandé de combien il disposerait par mois. Soixante-quinze mille lires ou toute autre somme, criard cliquetis de nickel. On ne pouvait pas dire qu'il tenait à l'argent. Les désirs infantiles ne remuaient pas la queue pour si peu. Guerriers, rois avec leur couronne, perles précieuses qui dégouttent du cheval : quelque chose d'autre que la pensée de l'argent, quelque chose de bien différent se cachait sous les vieux mots. Ne le savait-il pas, d'après le mélange de terreur, de curiosité et de honte qui faisait battre son cœur contre le parapet? Il savait que son cœur ne battait pas pour la pensée de l'argent, mais il ignorait quelle était cette pensée qui fondait sur lui comme un roi à cheval, comme un oiseau à pieu impatient de piquer sous les vagues.John se pencha par-dessus le parapet et regarda l'eau boueuse qui s'écoulait vers la partie du ciel encore claire. Il écarta les lèvres et prononça trois syllabes tout bas, en même temps que ses doigts s'agrippaient à la pierre. D'invisibles mains avaient soulevé dans les façades roses les contrevents. Sa mère commençait à donner les ordres pour qu'on dressât les tables. L'obscurité avait englouti le lough depuis un bon moment, mais qui sait? dans les pays du Nord le ciel reste plus longtemps lumineux. On constate avec étonnement que la nuit méridionale, sitôt le soleil affaissé, ne fait qu'une ventrée de ses braises. Il prononça tout bas le mot I-ta-lie, mais plus fermement il s'accrochait aux trois syllabes du mot, plus douce lui paraissait la pensée du lough maternel.Les grandes salles renvoyaient en échos les ordres de sa mère. Il sourit en pensant qu'il avait pensé « lough » cette fois, non point « château ». Elle effaçait un pli sur les nappes, manipulait les assiettes comme on maintient dans une ligne droite le volant d'une automobile, avec d'imperceptibles corrections, jusqu'à tant qu'elle fût sûre qu'elles occupaient le centre exact entre les couverts. Le motif peint dans le fond, des couples en diverses attitudes badines auprès d'une escarpolette, devait faire face au client. Elle aimait avec prédilection certains auteurs de l'antiquité grecque et romaine. Tante Dolly disait que sa belle-sœur puisait dans ces lectures l'admirable maîtrise de soi qu'on n'avait jamais vue lui manquer. John se demanda si le besoin d'ordre et de propreté, si l'impossibilité de quitter la grande salle avant d'avoir vérifié que tout fût en place, si la méticulosité dans la disposition des couverts et l'impulsion qui la forçait à rouvrir plusieurs fois la porte comme si elle n'avait pas supporté de laisser les objets vivre leur vie propre, si toutes ces petites manœuvres et ces retouches qu'elle apportait inlassablement à l'œuvre à peine accomplie signifiaient que sa mère régnait sur les choses comme sur elle-même, pour employer l'expression, emphatique mais sincèrement élogieuse, de tante Dolly. Le soir, elle se retirait la dernière dans sa chambre, après s'être assurée que les portes d'entrée étaient bien assujetties, et personne n'eût réussi à la dissuader d'appuyer contre les serrures son dos maigre et nerveux afin d'éprouver leur résistance. Les menées des voleurs sans faute auraient échoué, disait tante Dolly, incapable de comprendre contre quels dangers, autrement obscurs et terribles, sa belle-sœur luttait avec cette obstination pathétique.
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